Pour en finir avec les «sweatshops»
L'immeuble abritait des ateliers de confection textile, ces sweatshops (ou «ateliers de misère») où s'entassent des ouvriers (majoritairement des jeunes femmes) qui gagnent un salaire de crève-faim (38$ par mois) et travaillent dans des conditions pitoyables.
Selon les derniers rapports, la veille de l'effondrement, quelques employés avaient manifesté leur inquiétude devant de larges fissures apparues dans la structure de l'édifice. Malgré un ordre d'évacuation de la police, les dirigeants ont forcé les 3000 ouvriers à retourner au travail.
On connaît l'histoire. Trop bien même. Toujours au Bangladesh, en novembre dernier, un feu dans une manufacture de vêtements a fait 112 morts. Depuis 2006, les incendies dans les usines de vêtements de ce pays ont fait plus de 700 morts, selon l'organisme Clean Clothes Campaign.
Mais la récente tragédie de Savar nous touche particulièrement au Canada. Pourquoi? Parce que comme la plupart des sweatshops établis dans les pays pauvres, les usines installées dans le Rana Plaza fabriquaient des vêtements pour des grands détaillants occidentaux comme Walmart, The Children's Place, Primark, Benetton et... Loblaws.
L'usine fabriquait en effet des vêtements Joe Fresh (Joe style frais, en français), la marque de Loblaws, un des fleurons du commerce de détail au pays.
Et en moins de temps qu'il n'en faut pour dire le mot «boycott», Loblaws est passé en mode damage control afin de limiter les dégâts. Peu après la tragédie, l'entreprise a confirmé que certains de ses vêtements étaient bel et bien fabriqués dans l'usine qui s'est effondrée. (Remarquez, quand des photos de vos produits sur les lieux du drame apparaissent sur Twitter, il n'y a pas matière à tergiverser...)
Une rencontre d'urgence entre Loblaws et des représentants du Conseil canadien du commerce de détail était prévue lundi afin «d'identifier les solutions qui assureront des conditions de travail sécuritaires aux travailleurs des entreprises avec lesquelles nous faisons affaire» (tiré du site web de Joe Fresh).
Les détaillants comme Loblaws ont-ils raison de s'inquiéter? Certainement.
Avant les années 1990, le fléau des sweatshops était largement ignoré du monde occidental. Puis, en 1996, Charles Kernaghan, directeur de l'Institute for Global Labour and Human Rights, témoigne devant le Congrès américain que les vêtements de la marque créée par l'animatrice de télévision Kathie Lee Gifford (du talk-show Regis and Kathie Lee) et vendue chez Walmart étaient fabriqués par des enfants dans des usines au Honduras.
Imaginez le scandale: comme on peut s'en douter, l'annonce a eu un effet fulgurant.
Et que dire de la campagne de boycott mondiale contre les produits de Nike (aussi accusé d'utiliser des sweatshops partout dans le monde) à la fin des années 1990? Une campagne tellement efficace qu'elle a forcé le géant des articles de sports à se réinventer au cours des 20 années suivantes.
Les consommateurs sont aujourd'hui beaucoup plus au fait des problèmes concernant les ateliers de misère et l'exploitation des enfants dans le monde. Un sondage Ipsos-Reid mené en août 2012 montre que 93% des Canadiens seraient prêts à supporter les compagnies qui garantissent que leurs produits ne sont pas fabriqués par des enfants; 68% des répondants paieraient même ces produits jusqu'à 16% plus cher.
Voilà pourquoi Loblaws ne prend pas les choses à la légère. Par contre, il n'y a pas de solution facile en vue.
La pression des consommateurs est une arme redoutable, mais difficile à mettre en place. De récents exemples montrent qu'elle s'exerce le mieux dans des environnements fermés. Quelques universités américaines ont été forcées de revoir leurs contrats avec des fabricants (non-équitables) de vêtements sportifs après que les étudiants aient fait pression sur la direction. (Voir à ce sujet l'excellent article de Salon.com.)
Oui, la plupart des grands fabricants se sont dotés d'un code d'éthique, mais sont-ils capables d'assurer que leurs sous-traitants en font autant? Ont-ils les moyens d'inspecter les usines? De garantir que chaque maillon de la chaîne de fournisseurs soit irréprochable?
Et nous, consommateurs «ordinaires», comment faire pour s'y retrouver? Observer les étiquettes des vêtements pour en connaître l'origine est une bonne habitude à prendre. Mais faudra-t-il boycotter pour autant tous les vêtements qui viennent du Bangladesh?
Pas évident: d'un côté, on vous dira que d'acheter «made in Bangladesh» revient à encourager le cheap labour et les ateliers de misère.
De l'autre, on vous dira que les emplois, même précaires, créés par les usines de vêtements au Bangladesh contribuent à sortir ses habitants de la pauvreté. Et qu'il vaut mieux gagner 38$ par mois dans les manufactures que 10$ par mois dans les champs.
Notre sens de l'éthique est plus que jamais confronté aux dures réalités du marché économique mondial.
*********
Romain Bédard
Après des études en science politique, Romain Bédard se découvre une passion pour les médias et la communication. De 1991 à 2005, il travaille aux Éditions Infopresse en tant que journaliste, rédacteur en chef et éditeur adjoint. En novembre 2005, il quitte Infopresse pour devenir rédacteur en chef du portail Canoë, où il dirige une équipe de 25 journalistes, blogueurs et vidéojournalistes. Durant quatre ans, il transforme le site en destination incontournable pour l'information. Il devient en 2010 rédacteur en chef de Yahoo! Québec et relève le défi de faire du portail américain un site plus convivial et mieux adapté aux goûts de ses lecteurs québécois. Il tient une chronique hebdomadaire pour MSN Québec depuis février 2013. (Source:Msn actualités)